Quelques pensées sur Vallée de Silicium

8h48, métro 4 en direction de porte de Clignancourt.

Je lève les yeux de mon livre et je me mets à considérer, moitié endormie moitié sidérée, l’ensemble des passagers de la rame s’abîmer dans la contemplation de leur smartphone. Personne ne détache les yeux de ce petit rectangle de verre, et encore moins ne prend le risque d’adresser la parole à quiconque. Certains lisent, d’autres scrollent indéfiniment sur une application de réseau social, ou tapent frénétiquement des messages sur WhatsApp ou Messenger.

Chacun est comme absorbé dans une bulle virtuelle d’absence, rien d’autre n’est là que leur corps, méchamment avachi sur les sièges étroits et si peu confortables du métro. A la station les Halles, une grande partie en sort pour effectuer la correspondance vers le RER A. Dans les escalators et les couloirs, il n’est pas rare de risquer une collision avec un voyageur qui a continué de fixer son écran en marchant, levant de justesse la tête quelques instants avant l’impact. Je ne les juge pas, je fais pareil sauf quand j’ai comme aujourd’hui l’énergie de lire dans les transports.

Mon livre, c’est Vallée de Sicilium, le dernier d’Alain Damasio.

Dans cette ambiance dystopique, où les humains ne vivent plus qu’à travers leurs écrans, la justesse de ces chroniques est troublante. Les smartphones sont définitivement parvenus à s’imposer comme médiateur incontournable entre nous et le monde : « La matérialité du monde est une mélancolie désormais ».

Dans ses 7 chroniques inspirées de son voyage dans la Silicon Valley, Alain Damasio décortique les ressorts d’une idéologie prônant un monde ultra connecté et en fait ressortir les contradictions. Il s’attaque en premier lieu à l’empire d’Apple, dont le siège mythique en forme de donut géant n’est pas sans rappeler l’anneau de Sauron, selon la métaphore consacrée par l’auteur lui-même. « Un anneau pour les gouverner tous (…) et dans les ténèbres les lier ». Sous son design épuré, la coolitude affichée du personnel, sa communication mettant en avant la convivialité de ses outils, la société entretient avec « sa culture du secret, ses logiques propriétaires et son héritage militaro-industriel » une dépendance des usagers à la consommation de ses appareils, sans que jamais ceux-ci ne soient en mesure de les modifier à leur guise. Associées à l’emprise toujours plus puissante des réseaux sociaux étudiés pour nous rendre accros -jusqu’à passer plus de 8h/jours sur les écrans-, voilà le cocktail idéal pour collecter indéfiniment de la donnée qui sera elle-même analysée et passée au crible des algorithmes.

Comment ne pas penser que la production d’une telle connaissance sur les comportements humains, et enfin sur les corps, ne favorise en fin de compte l’instauration de la société de contrôle prédite par Deleuze dans la continuité de Foucault ?

Le corps aussi, cette entité qui est à la fois nous et autre, finira par être sous contrôle au moyen d’outils connectés, pour en étudier les rythmes et phénomènes et in fine en tirer un maximum de performance. L’humain augmenté, les transhumanistes américains en rêvent, et Elon viendra exaucer leurs vœux grâce, peut-être, à l’implant cérébral développé par sa start-up Neuralink), parachevant ainsi l’union entre l’humain et la machine.

Ce monde, où plus rien n’échappe aux radars, où tout est collecté, un paradis pour les control freak. Internet à haut débit, Elon y veille aussi. Dès lors, plus aucune marge de manœuvre, aucun champ mort où nous serions en vacances de l’internet. Joignables partout, tout le temps, plus d’excuse.

La déconnection devient un acte de résistance, que l’auteur a exploré dans son roman Les Furtifs.

Résister constitue désormais et surtout à reprendre le pouvoir sur les outils qui ont tant de place dans notre quotidien.

L’intérêt de cet ouvrage est qu’il ne se limite pas à diaboliser – ce serait pourtant si simple – la technologie. Damasio fait l’effort de l’aborder avec le point de vue enthousiaste des ingénieurs de la Silicon Valley, sans se départir de son regard critique en analysant notamment l’aliénation que la Tech porte en elle pour celui qui n’est qu’un utilisateur passif.

Celui qui domine la machine informatique, c’est celui qui code. Damasio l’érige au rang de créateur et en effet on ne peut qu’admirer la capacité des développeurs à plier les machines à leurs désirs, l’écriture du code est un art régi par la logique et porte en soi une multitude de problèmes dont la résolution procure un plaisir esthétique.

La raison d’être d’un outil est de s’adapter à nos besoins, de nous servir, et non de nous asservir comme peuvent le faire aujourd’hui les smartphones et de manière assez importante les produits de la marque Apple. Ils nous rendent esclaves et nous poussent à adopter une certaine vision du monde – globalement consumériste et du moindre effort – sans que nous ayons la moindre prise sur ceux-ci. Finalement un objet présenté comme un outil d’empowerment ne finit que par nous affaiblir. L’auteur fait cette distinction fondamentale entre pouvoir et puissance qui permet d’appréhender la contradiction inhérente à la technologie, qui améliore le quotidien tout en nous ôtant quelque chose d’important, qu’on peine à nommer et qu’on pourrait appeler l’indépendance. C’est en fait une forme d’autodétermination qui nous est prise, en nous amenant à exercer notre volonté dans une seule et même direction : « Elle nous a donné le pouvoir tout en nous retirant nos puissances ». L’attrait de l’efficacité et de la facilité, la possibilité de réaliser les désirs les plus secrets de l’homme (conjurer l’insécurité, l’incertitude et le présent, en un mot avoir le contrôle) sont si puissants que la dépendance à la technologie demeure finalement irrésistible. Seules la conscience de cette aliénation et l’éducation seront à même de nous replacer au rang de maîtres.

Je ferme le livre avec une furieuse envie de jeter mon smartphone sous le RER, de supprimer mon compte google, instagram et compagnie, débrancher ma wifi et partir en retraite dans une abbaye…

Evidemment, je ne le ferai pas, car cela reviendrait à s’isoler socialement, assumer un décalage avec ses contemporains qui finit à coup sûr par nous marginaliser, et l’instinct grégaire en moi me l’interdit. J’ai le sentiment d’être empêtrée dans une nasse, si épaisse qu’il est impossible de m’en extraire. Pour me consoler, je me dis qu’il faut parfois très longtemps pour qu’une idée fasse son chemin et se transforme en acte, pour que cette graine de révolte plantée par Damasio devienne un jour un geste de résistance et un besoin irrépressible de mettre en cohérence mes idées et mes actes. Pour qu’un jour j’ai enfin la force en moi de rejoindre les furtifs ~

1 réflexion sur “Quelques pensées sur Vallée de Silicium”

  1. Bravo ma Marie ! quelle écriture et quelle analyse brillante mais aussi très personnelle !
    Cela me donne furieusement envie de le lire en espérant secrètement que cela puisse infuser en moi et me donner envie de faire de la résistance à ces outils qui procurent de toute évidence une telle aliénation !
    A très vite !!!

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